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Télérama n° 2808
Cinéma/ Critique
Les Sentiments
Noémie Lvovsky dirige un quatuor désaccordé par
la passion. Classique mais délicieusement amer.
C'est le
rouge qui domine. Les volets de la villa et les fleurs du
jardin. Les blouses des femmes et les chemises des
hommes. Le livre de médecine et la tenue de travail du
garagiste. Et puis les lampes, les tables, les draps, les
bougies, et tous ces papiers peints qui auraient
sûrement ravi le Demy des Parapluies de Cherbourg.
Rouges, aussi, le camion de déménagement qui file droit
sur la route, et la petite voiture qui le suit. Le
déménagement est celui de François (Melvil Poupaud) et
Edith (Isabelle Carré), un jeune toubib et sa femme qui
s'installent dans ce coin de campagne isolé. La voiture,
c'est celle de Carole (Nathalie Baye), la femme d'un
autre médecin, Jacques (Jean-Pierre Bacri). C'est
Jacques qui a choisi François pour lui succéder. Et qui
a trouvé au jeune couple une maison en face de la leur.
Tous les quatre ressemblent vaguement aux personnages de
La Femme d'à côté, de Truffaut.
Et l'invraisemblable se produit. Malgré sa femme et
leurs deux enfants, Jacques, qui se trouve « gros,
vieux, con et moche » et s'était résigné,
presque sans regrets, à ne plus vivre vraiment,
redécouvre la passion dans la lumière des yeux et du
sourire d'Edith. Elle qui, sans coquetterie aucune, lui
parle de ses gestes « incroyablement
gracieux » et de son regard, le plus noir qu'elle
ait jamais vu. Et tout en adorant son mari, Edith se met
à aimer Jacques aussi. Parce qu'elle est aussi innocente
et rayonnante que le sourire d'Isabelle Carré. C'est une
battante de charme, Edith. Amoureuse et dévoreuse de la
vie, elle se croit « invincible ».
C'est un quatuor désaccordé par la passion que va
filmer Noémie Lvovsky. Une histoire banale, tant de fois
écrite et filmée, mais que sa mise en scène transforme
en comédie constamment rieuse et secrètement amère.
Une comédie décalée, déjantée, par moments
carrément burlesque (Bacri, et son stylo qui fuit), où
la vivacité du rythme et des couleurs crée une sorte de
carnaval permanent, destiné à se protéger de la
grisaille et du chagrin. Le film est à l'image de
Nathalie Baye, qui sourit tout le temps et trop, comme si
son extravagance (à nouveau, on songe à Demy et à ses
femmes borderline) pouvait lui faire fuir son
inguérissable mélancolie.
Noémie Lvovsky se permet tout. Les ponctuations d'une
chorale ironiquement utilisée comme un choeur antique
qui commente les émois des héros. Choeur rudement gai
et pas très catholique, question vocabulaire : pour
illustrer le réveil de Jean-Pierre Bacri au sentiment
amoureux, ne chante-t-il pas à pleine voix :
« J'étais un vieil enfant / Je suis un jeune chien
maintenant / Ça fait du bien ! / J'ai pas la
trouille / Ça fait du bien / Jusqu'au fond des
couilles. »
Elle ose également une séquence infaisable, dans un
lit, entre Bacri et une Nathalie Baye endormie et
ronflotante (trop de porto, sans doute !). Scène
incongrue où la tendresse qui lie le couple l'emporte
sur le vague effroi qu'inspire leur vie à deux. C'est
que Noémie Lvovsky a voulu ses personnages beaux et
aimables. On devine qu'elle les laisserait volontiers à
leur fantaisie, on sent qu'elle aimerait faire sienne
l'innocence radieuse d'Edith, à qui « la vie ne
fait pas peur » pour reprendre le titre de son film
précédent.
Or la vie, précisément, fait peur. Elle ne fait même
que ça. D'où cette cruauté insidieuse qui, peu à peu,
se glisse dans l'euphorie colorée. Si elle l'emporte, à
la fin, c'est pour mieux prouver que les sentiments, ces
fameux sentiments que l'on poursuit sans cesse, ne sont
que des pièges qui détruisent l'harmonie universelle.
Comme leurs lointains ancêtres de chez Mus- set, à
leurs risques et périls, mais sans s'en rendre vraiment
compte, Jacques et Carole, Edith et François auront trop
badiné avec l'amour. Et le choeur psalmodiera tristement
cette phrase terrible : « J'ai été le roi du
monde / Je ne me souviens plus de rien. »
Mais la force et le charme de ce film sont tels que c'est
un instant d'espoir que l'on emporte, quand tout était
encore permis, encore possible : un café, un
rendez-vous, le temps brusquement suspendu, les doigts de
Jacques tout proches de la main d'Edith, jouant
maladroitement avec des brins de tabac... Le moment le
plus tendre de ce film tout fou, mais coupant comme une
lame.
Pierre Murat
Français (1h34). Réalisation et scénario : Noémie
Lvovsky. Image : Jean-Marc Fabre. Décors : Françoise
Dupertuis. Montage : François Gédigier. Musique :
Philippe Roueche et Jeff Cohen. Costumes : Jackie Budin.
Avec : Nathalie Baye (Carole), Isabelle Carré (Edith),
Jean-Pierre Bacri (Jacques), Melvil Poupaud (François).
Prod. : Hirsch-ARP-TF1. Distr. : ARP.
Télérama n° 2808 - 8 novembre 2003
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